Source: El Universal
Auteur: Ricardo Raphael
Le 3 juillet 2020 (Publication originale en Espagnol le 22 août 2019)
Traduction: Chloé Nicolin
Brenda et la violence de la justice
« Nous avons une énorme dette envers les femmes qui sont en prison, envers celles qui sont abusées par la Justice, celles qui sont abandonnées, les dizaines de milliers de Brenda qui méritent que l’immensité de leur douleur soit entendue. »
-Ricardo Raphael
Samedi dernier, à l’aube, le père Alejandro Solalinde s’est rendu au centre pénitentiaire pour femmes de Morelos pour y rendre visite à Brenda Quevedo Cruz, une femme qui a passé près de 13 ans en prison, et n’a toujours pas été jugée en première instance.
En 2006, des photos de la jeune femme ont été placardées sur des panneaux immenses dans toute la ville de Mexico, la présentant comme une meurtrière et une kidnappeuse. Son droit à la présomption d’innocence lui a été retiré, et elle n’a pu avoir quasiment aucune des protections juridiques accordées par la constitution mexicaine.
En apprenant la visite de Solalinde, Isabel Miranda de Wallace s’est exprimée avec colère : « Le prête agit sans rien connaitre de l’affaire, de manière opportuniste, pour défendre une des responsables de l’enlèvement et de l’assassinat de mon fils. »
Tout le monde connait les arguments de la mère de Hugo Alberto Leon Miranda, qui a disparu depuis juillet 2005. A force de les répéter, elle a pu se construire une carrière politique et entrepreneuriale monumentale.
Il est temps que la société mexicaine traite cette affaire avec justice en entendant l’autre version. Voilà les paroles de Brenda Quevedo Cruz :
« Au petit matin, un commandant et deux officiers sont venus, m’ont fait sortir et m’ont fait monter dans une camionnette avant de m’emmener à l’autre bout de l’île. Je n’entendais que le rugissement de la mer… Je tremblais de peur comme un idiot de lapin, j’avais les nerfs à vif, je savais que tout ça ne présageait rien de bon. Nous sommes enfin arrivés dans une maison en construction proche d’un rocher. Il n’y avait aucune lumière…
« (A l’Intérieur) il y avait une couverture nauséabonde, dégoutante, et ils m’ont enfermée. Des rats marchaient à côté de moi. Je pleurais, je me mordais la main pour ne pas crier, je priai encore et encore, je demandais à Dieu… qu’il m’emmène auprès de lui…
Vers neuf heures… ils ont ouvert la porte, et six hommes cagoulés sont entrés, ils portaient tous des jeans, des tee-shirts blancs et des chaussures noires…
« J’ai crié : « Non, s’il vous plait, non ! » L’un d’entre eux m’a répondu que j’aurai beau crier, personne ne m’entendrait, et il m’a dit d’aller « niquer ma mère » …
« Ils m’ont enveloppé avec une couverture puis ils l’ont scellée avec du ruban adhésif, ils m’ont bandé les yeux, et m’ont enlevé mon pantalon et mes chaussettes…
Ils m’ont frappée avec je ne sais quoi, avec les poings, les coudes, les genoux. J’étais au sol. Après, ils m’ont retournée pour me jeter de l’eau dans le nez et dans la bouche… L’un d’entre eux, un gros aux bras poilus, en sueur, m’a étranglée… je ne pouvais plus respirer… il m’a attrapé les seins…
Ils m’ont… torturée pendant plus de six heures…Six hommes, contre une seule femme, attachée, et les yeux bandés…
Un d’entre eux m’a mis son poing entier dans les parties intimes, jusqu’à ce que je saigne. Ils m’ont dit que je n’étais qu’une pute, que je ne valais pas un centime.
Ça faisait un moment que je n’étais plus là, j’étais loin… Ils m’ont frappée tellement fort à la tête qu’ils m’ont presque explosé l’oreille.
Je ne voulais plus rien ressentir, je voulais mourir. Honnêtement, je pensais que tout le monde m’avait abandonnée, et Dieu tout particulièrement…
Ils m’ont dit que pour que ça ne se reproduise pas, je devais aller voir le juge des îles Marías, et lui dire je voulais me repentir et avouer que j’étais coupable de l’enlèvement, que nous étions tous responsables, que le type était mort et qu’on l’avait découpé en morceaux. Et que… ils reviendraient… et que je n’avais pas intérêt à aller raconter ça à la défense des droits de l’Homme, sinon c’est ma famille qui payerait.
« (J’ai promis) que je ferais ce qu’ils me diraient, mais je leur ai demandé de me laisser tranquille. Finalement, l’un deux m’a giflée et m’a dit « Assieds-toi, et tu ne seras pas blessée. »
Malgré tout, Brenda Quevedo n’est pas allée parler au juge, et elle ne s’est pas non plus dénoncée pour un enlèvement et un assassinat auxquels elle n’avait pas participé.
A la place, elle a sollicité la Commission Nationale des Droits de l’Homme : cette institution ne l’a pas protégée, mais la dénonciation a au moins poussé les autorités carcérales à la faire sortir des îles Marías, où elle n’aurait jamais dû se trouver, pour l’envoyer dans une autre prison à Nayarit.
Le récit retranscrit ici a été publié sous un pseudonyme en 2014, dans une collection de textes sur le même thème, sous le nom de « La clé est dans la plume, littérature carcérale féminine. »
Des dizaines de milliers de femmes au Mexique ont souffert de violence de la part de l’État. Les auteurs de ces violences sont les autorités, les ministères publics; la police, les agents fédéraux; des hommes qui ont abusé et continuent d’abuser de la condition conférée par leur sexe, position, pouvoir, privilège et impunité.
Les personnes qui s’en sont prises à Brenda, sur un rocher isolé des iles Marias, ont un nom et un prénom, des proches, et il est probable qu’ils travaillent toujours pour l’État mexicain.