Source: L’Affidavit
Auteur : Louis Guilbault, étudiant au baccalauréat en droit à l’UQAM
Le 16 janvier 2016 (Publication originale sur Le site de L’Affidavit le 30 novembre 2015)
Entrevue pour l’Affidavit réalisée le 16 octobre 2015 avec l’honorable Ann-Marie Jones, présidente du Tribunal des droits de la personne du Québec
À l’occasion du 25ème anniversaire de la création du Tribunal des droits de la personne du Québec (ci-après : « TDPQ »), en décembre prochain, et du 40ème anniversaire de la Charte des droits et libertés de la personne (1), en juin dernier, l’honorable Ann-Marie Jones, présidente du TDPQ et notamment diplômée du baccalauréat en droit de l’UQAM, s’est généreusement offerte pour une entrevue (2) avec l’Affidavit. On la remercie très chaleureusement de sa grande disponibilité.
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Louis Guilbault (ci-après : L.G.) : Dans les premières années qui ont suivi l’introduction de la Charte canadienne des droits et libertés (3), la Charte québécoise, tout comme bien d’autres instruments juridiques en matière de droits de la personne au Canada, est redécouverte. Les tribunaux vont d’une Charte à l’autre pour interpréter ces droits et n’hésitent pas à se montrer créatifs et audacieux. Diriez-vous que les tribunaux canadiens le sont tout autant de nos jours ?
L’honorable Ann-Marie Jones (ci-après : L’hon. A.-M. J.) : Les tribunaux canadiens, incluant la Cour suprême, interprètent de manière large et libérale la Charte canadienne. En matière criminelle, tant fédérale que provinciale, les tribunaux se prononcent souvent sur des questions de Charte. En ce qui a trait à la Charte québécoise, elle existe depuis 40 ans et le TDPQ depuis 25 ans. Durant la période s’étendant de 1975 à 1990, les tribunaux de droit commun interprétaient la Charte québécoise. Ils prônaient une approche « civiliste » de la Charte, en interprétant son texte de façon plus stricte (4). Avec la création du TDPQ en 1990, une ouverture se crée, qui existe encore aujourd’hui, selon laquelle la Charte québécoise est interprétée de manière large, libérale et évolutive, en harmonie avec le droit international des droits de la personne et les différents engagements internationaux du Canada. Il est clair qu’en adoptant une telle approche, le TDPQ fait avancer les droits de la personne.
L.G. : En 1990, le législateur québécois crée un tribunal spécialisé des droits de la personne. 25 ans plus tard, le TDPQ a-t-il toujours sa raison d’être au sein du pouvoir judiciaire et, plus largement, de la société québécoise ?
L’hon. A.-M. J. : Je pense que le TDPQ a un rôle fondamental : il se prononce sur des questions de société importantes, avec l’ouverture que cela requiert, en interprétant, comme je l’ai mentionné avant, de manière large et libérale la Charte québécoise, ce qui permet selon le cas de la faire évoluer. Le TDPQ est aussi le seul tribunal spécialisé en droits de la personne au Québec. Aujourd’hui, je dirais qu’une nouveauté s’ajoute quant à sa raison d’être, puisque le TDPQ est appelé de plus en plus à trancher des cas problématiques où des droits fondamentaux garantis par la Charte québécoise entrent en conflit. Par exemple, c’est le cas de l’affaire qui oppose Jéremy Gabriel (mieux connu sous le nom de « petit Jéremy ») et Mike Ward (5). Dans cette affaire, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après : « CDPDJ ») plaide que le jeune Gabriel a été victime d’une atteinte à sa dignité et à sa réputation à la suite des propos tenus à l’égard de son handicap par Ward dans le cadre de l’un de ses spectacles, tandis que l’humoriste québécois soulève principalement deux arguments : (1°) que son discours est protégé par son droit à la liberté d’expression et (2°) que la définition « classique » de la discrimination ne s’applique pas à son cas, étant donné qu’il s’agissait d’une prestation artistique. Force est de conclure qu’on aura de plus en plus de dossiers de ce type. Un autre exemple est celui de la neutralité religieuse de l’État dans le dossier Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville de) (6). Cette affaire illustre bien la portée des dossiers sur lesquels le TDPQ est appelé à se prononcer, de même que l’impact que peuvent avoir certaines de ses décisions sur la société québécoise. Aussi, au cours des dernières années, le TDPQ s’est prononcé sur des questions où la jurisprudence, autant celle du Québec que du Canada était inexistante ou très peu élaborée. En juillet 2015, la CDPDJ a introduit un recours (7) au nom de 36 victimes alléguées contre la Ville de Québec pour discrimination fondée sur les convictions politiques (8), plus précisément en raison de « profilage politique » dont ces personnes auraient été les victimes lors d’une manifestation contre la hausse des frais de scolarité pendant la contestation étudiante du printemps 2012. Le TDPQ tient donc un rôle très important au sein de la société québécoise : les questions qu’on lui soumet sont en quelque sorte le reflet, le miroir des problèmes et des sujets actuels qu’elle traverse – des problèmes et des sujets qui renvoient à des points de droit de plus en plus complexes, où le droit est bien souvent appelé à évoluer.
L.G. : Depuis la création du TDPQ, existe-t-il une constante quant à l’approche interprétative du droit à l’égalité ?
L’hon. A.-M. J. : Il n’est pas facile de répondre à cette question. Depuis la création du TDPQ, le droit à l’égalité a toujours fait l’objet d’une interprétation contextuelle, large, libérale, téléologique et évolutive. La jurisprudence qui découle de ses décisions a influencé les autres tribunaux. Mais il faut aussi dire que d’autres tribunaux judiciaires et administratifs, notamment la Commission des lésions professionnelles et les arbitres de griefs, ont été appelés à interpréter ce droit garanti par la Charte québécoise. En ce sens, dégager la constante n’est pas évident, d’autant plus que l’on constate une augmentation marquée dans la complexification des dossiers en ce qui trait à ce droit fondamental.
L.G. : La compétence et la spécialisation du TDPQ sont-elles remises en question lorsque la matière dont elle peut être saisie par la CDPDJ fait partie d’un litige qui relève de la compétence que le législateur a également attribuée à un tribunal administratif ?
L’hon. A.-M. J. : Il est vrai que la compétence du TDPQ a été « morcelée » au fil des ans. Par exemple, on peut mentionner le sujet du harcèlement en milieu de travail, sujet qui est maintenant concurrent entre le TDPQ et la Commission des relations de travail. Dans ce contexte, l’on peut observer plus particulièrement deux choses : premièrement, cela a pour effet de diminuer le nombre de dossiers à ce sujet au TDPQ et deuxièmement, les plaignants doivent choisir l’organisme devant lequel ils vont déposer leur plainte. J’ajoute également un autre exemple, soit celui des personnes âgées victimes de fraude. Dans de tels cas, les plaintes sont naturellement portées au criminel ; toutefois, il est également possible de déposer une plainte à la CDPDJ, pour exploitation aux termes de l’article 48 de la Charte québécoise. Il existe donc également un problème d’accès à la justice qui est associé à une certaine ignorance des recours qu’offre la Charte québécoise.
L.G. : Il semble que les principes de la Charte québécoise demeurent méconnus au sein de la population, et parfois même chez les membres de la profession juridique, comment pouvons-nous expliquer une telle méconnaissance malgré l’importance des droits qui y sont garantis ?
L’hon. A.-M. J. : Il faut dire que le domaine des droits de la personne est relativement nouveau au Québec et au Canada. La Charte québécoise a été introduite il y a 40 ans. Cela peut paraître long, mais cela est en fait relativement court, surtout lorsqu’on le compare à d’autres domaines du droit dont l’origine remonte jusqu’au droit romain. De plus, le domaine des droits de la personne est en constante évolution. Le TDPQ a été créé il y a à peine 25 ans. Établir une « culture » des droits de la personne, comme on peut la retrouver aux États-Unis ou dans certains pays européens, exige du temps. Par ailleurs, il faudrait un cours obligatoire en droits et libertés de la personne au baccalauréat en droit, ce qui n’est pas le cas dans toutes les facultés de droit québécoises. Au secondaire, il y a des cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté. Sans en faire un aspect obligatoire, on pourrait réserver, dans le cadre de ces cours, une plus grande part d’enseignements relatifs aux Chartes. Dans un même esprit, certains cégeps offrent des cours de droit (par exemple : droit des affaires, introduction au droit, philosophie du droit). Il serait possible, de manière complémentaire, d’ajouter certains éléments en matière de droits de la personne.
L.G. : Pensez-vous que la Charte québécoise a atteint son plein potentiel en regard des objectifs que nous avions lorsqu’elle a été introduite, soit, pour reprendre les éléments de son préambule, protéger et affirmer les droits et libertés ?
L’hon. A.-M. J. : Il faut dire que la Charte québécoise a seulement 40 ans et que, malgré le fait qu’elle accorde une protection généralement efficace des droits et libertés fondamentaux, du droit à l’égalité, des garanties juridiques et des droits politiques, des progrès restent à accomplir pour donner à la Charte son plein potentiel. Parlons tout d’abord de procédures. Avec l’arrivée du nouveau Code de procédure civile, une mise à jour de la Charte, suivant l’esprit de simplification des procédures pour le justiciable, serait à faire. Dans l’état actuel du mécanisme prévu par la Charte, le justiciable doit s’adresser à la CDPDJ et ne peut saisir directement le Tribunal. On pourrait simplifier la procédure et lui permettre de s’adresser directement au TDPQ, par exemple pour les dossiers moins complexes, telles les demandes pécuniaires de moins de 15 000$ en lien avec un propos discriminatoire. Par contre, tous les dossiers qui impliquent les pouvoirs de réparation étendus du TDPQ – par exemple : l’obligation de mettre sur pied un programme de non-discrimination en matière d’emploi ou de suivre un cours de sensibilisation en matière de droits de la personne (9)– devraient continuer de passer par la CDPDJ. Ensuite, il y a la question plus spécifique des droits économiques et sociaux que Me Pierre Bosset, professeur à l’UQAM, qualifie de « parents pauvres de la Charte québécoise »(10). Je pense que les droits économiques et sociaux pourraient être consolidés. Par exemple, le droit au logement adéquat pourrait être ajouté à la Charte. Cela serait un instrument juridique supplémentaire pour les dossiers déposés devant les cours municipales et devant la Régie du logement, notamment sur les questions de logements insalubres. Ce serait un sujet pertinent à discuter. La Charte québécoise est là pour garantir le droit à l’égalité, et cela inclut la protection des personnes les plus vulnérables de la société.
L.G. : 40 ans après son adoption, la population québécoise est-elle en mesure de voir l’utilité de la Charte québécoise pour contrer la xénophobie et l’intolérance ? Le TDPQ peut-il contribuer au « dialogue social » qui s’impose pour enrayer ces phénomènes ?
L’hon. A.-M. J. : Commençons par la deuxième partie de votre question. Le « dialogue social » relève du mandat de la CDPDJ. Il s’inscrit au travers de ses rapports, avis et bilans, ainsi que de ses différentes recommandations aux ministères et à l’Assemblée nationale. Quant au TDPQ, comme tous les tribunaux, il a un devoir de réserve et d’impartialité. Par voie de conséquence, il communique par ses jugements. Il ne peut donc pas donner un avis ou aborder une question générale portant sur l’actualité, contrairement à la CDPDJ. En ce qui concerne la première partie de votre question, comme je le mentionnais auparavant, le TDPQ a contribué à élargir la portée des droits et libertés de la personne, de même qu’à éclaircir le concept d’égalité grâce à une interprétation large, libérale et évolutive de la Charte québécoise. Par exemple, le TDPQ a clarifié la question des droits des enfants atteints d’un handicap (par exemple : trouble du déficit de l’attention, trouble envahissant du développement) sur la question de l’intégration scolaire (11), notamment en précisant les devoirs et obligations des Commissions scolaires en la matière. Je pense donc que les choses évoluent en grande partie grâce à la jurisprudence du TDPQ et que l’on peut constater ses effets positifs en matière d’égalité. Concernant la question de la neutralité de l’État, l’approche du TDPQ a été confirmée par la Cour suprême dans l’affaire Saguenay, laquelle vaut maintenant comme référence pour l’ensemble du Canada.
L.G. : Si nous voulons des changements dans le but de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes, de contrer les obstacles pour ceux et celles qui ont un handicap, d’éliminer le profilage racial, d’intégrer harmonieusement les nouveaux arrivants et de respecter les droits autochtones, quel travail l’avenir réserve-t-il aux jeunes juristes ?
L’hon. A.-M. J. : Cela passe à mon avis par l’éducation et la sensibilisation. Il faut persévérer, s’impliquer dans son milieu de travail et dans la société en général pour éliminer ces obstacles. On a parlé tout à l’heure d’un cours des droits et libertés de la personne obligatoire au baccalauréat en droit. Surtout, je pense que le domaine des droits et libertés de la personne en est un où rien n’est définitivement acquis. Enfin, pour y parvenir, il nous faut travailler ensemble dans et pour la société.
L.G. : Peut-on dire qu’il y a une approche québécoise des droits de la personne ?
L’hon. A.-M. J. : C’est une excellente question. En regard de la protection des droits de la personne, nous avons la Charte canadienne et les provinces ont leurs lois en la matière, bien que la plupart concernent surtout le droit à l’égalité. À cet égard, il y a une certaine harmonie entre les approches. Mais je pense qu’il faut quand même souligner que la Charte québécoise est assez unique. Elle va plus loin que les autres lois relatives aux droits de la personne, notamment en garantissant une diversité de droits qui se trouve inégalée, et ce, à travers toute l’Amérique du Nord : c’est-à-dire les droits économiques et sociaux énoncés aux articles 39 à 48. De plus, il s’agit de la seule loi en matière de droits de la personne au Canada à mettre en place un tribunal spécialisé, où le juge qui y siège relève de l’ordre judiciaire. Mentionnons qu’au Québec, le juge de la Cour du Québec qui siège au TDPQ le fait avec deux assesseurs. À titre de comparaison, le Tribunal des droits la personne de l’Ontario comprend une seule personne, soit un juge administratif.
L.G. : Selon le sociologue Guy Rocher, la Charte québécoise s’insère « dans une représentation que la société québécoise a voulu se donner d’elle-même, d’une manière évolutive » (12). Croyez-vous que la société québécoise contemporaine serait toujours prête à reconduire et à faire évoluer cette représentation qu’elle s’est donnée d’elle-même il y a 40 ans ?
L’hon. A.-M. J. : Oui, c’est ce que je pense. On y a déjà répondu en partie. La question de l’égalité, tout comme la façon dont nous l’abordons, est le reflet de notre société et des défis auxquels elle a à faire face. Les problèmes liés à l’égalité sont en constante évolution et les dossiers qui sont soumis au TDPQ reflètent la situation sociale. C’est ainsi qu’un projet de loi est présentement à l’étude à l’Assemblée nationale, lequel modifierait la Charte québécoise en interdisant explicitement les propos haineux (13). Par ailleurs, à ma connaissance, depuis son adoption en 1975 et à ce jour, les amendements portés à la Charte québécoise ont toujours été adoptés à l’unanimité à l’Assemblée nationale et le consensus autour de celle-ci a toujours été très fort.
L.G. : En 1975, le ministre de la Justice, Jérôme Choquette, avant le dépôt du projet de loi menant à l’adoption de la Charte québécoise, a affirmé que les droits économiques et sociaux représentaient « des principes, des valeurs auxquelles nous sommes attachés au Québec » (14). Dans le contexte politique et social que nous connaissons, diriez-vous que cela est encore le cas aujourd’hui ?
L’hon. A.-M. J. : J’ai mentionné que l’on peut consolider les droits économiques et sociaux et que la pauvreté est un problème de société bien actuel. Maintenant, en temps d’austérité, le gouvernement à certaines priorités ; il est bien certain que le filet social dans ce contexte s’en trouve fragilisé.
L.G. : Peu avant l’adoption de la Charte québécoise, la Ligue des droits de l’Homme (15), qui a joué un rôle majeur en ce sens, a soutenu que « [l]e domaine des droits de l’[H]omme n’est pas d’abord le judiciaire ni même le juridique […], car il comprend autant les droits qui ne sont pas acquis ou bien protégés par les lois, les règlements, les services et les politiques en cours, que les droits acquis et suffisamment protégés » (16). Quels seraient ces droits qui ne sont toujours pas acquis ou bien protégés par la Charte québécoise ?
L’hon. A.-M. J. : Cela va de soi, les droits et libertés de la personne vont au-delà du juridique. Ils sont l’affaire de tous et, en conséquence, tout le monde doit y travailler. Il ne faut pas manquer une occasion d’inculquer les valeurs qui y sont associées et il ne faut surtout pas oublier les enfants. Il faut que les gens développent un sentiment d’appartenance à l’égard de celles-ci. En ce qui concerne les droits qui ne sont toujours pas acquis, les droits économiques et sociaux sont parmi les premiers à venir en tête.
L.G. : L’article 101 de la Charte québécoise énonce : « [l]e Tribunal est composé d’au moins 7 membres, dont le président et les assesseurs, nommés par le gouvernement. Le président est choisi, après consultation du juge en chef de la Cour du Québec, parmi les juges de cette cour qui ont une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne ». Selon vous, quelle est la qualité principale qui distingue le juge « normal » du juge que le législateur recherche ici ?
L’hon. A.-M. J. : Le législateur recherche des personnes – incluant les assesseurs qui siègent avec le juge – passionnées, sensibles et dévouées aux droits de la personne. D’ailleurs, plusieurs assesseurs qui ont été nommés au TDPQ font ou faisaient carrière dans un domaine associé aux droits de la personne. Le législateur recherche donc des personnes qui, dans leur travail et dans leur milieu, en font plus en ce qui a trait à la promotion et à la défense de l’égalité dans la société. Mentionnons que les assesseurs n’ont pas l’obligation d’être avocats. Ainsi, nous avons au TDPQ une assesseure qui est anthropologue. On cherche également à maintenir une diversité des profils chez les assesseurs. Par exemple, nous en avons qui viennent des ONG, de la pratique privée, du monde syndical ou encore qui ont participé à différentes missions humanitaires à l’international. Il est primordial qu’ils aient une ouverture sur le monde. Pour ma part, je suis au TDPQ depuis 2014. Avant cela, je siégeais à la Chambre de la jeunesse, où plusieurs enjeux reliés aux droits de la personne sont abordés.
L.G. : Dans le bilan de la CDPDJ, on écrit : « L’ambiguïté de la société québécoise et canadienne face au statut des Autochtones continue de piéger la question de l’égalité entre les communautés autochtones et non-autochtones. Car c’est bien en raison de leurs caractéristiques comme collectivités et de leur détermination à s’épanouir comme peuples que les Autochtones sont objet de discrimination (17)» (18). Que peut faire la Charte québécoise pour les peuples autochtones du Québec ?
L’hon. A.-M. J. : La discrimination fondée sur l’origine ethnique ou nationale, qui est interdite par la Charte québécoise, couvre en partie cette question. Récemment, nous avons eu un cas où le propriétaire d’un logement avait refusé de louer un appartement à une femme, car celle-ci avait un nom de famille autochtone (19). Cela démontre bien que la Charte québécoise offre une certaine protection aux personnes autochtones. Toutefois, la question autochtone relève principalement du gouvernement fédéral, en raison notamment de la loi sur les Indiens et de la Charte canadienne.
L.G. : Est-il souhaitable de constitutionnaliser la Charte québécoise, en énonçant notamment de manière positive qu’elle prime sur toute législation québécoise, de même qu’en resserrant les mécanismes de contrôle et les exigences législatives pour y déroger ?
L’hon. A.-M. J. : Pour le moment, elle a le statut de loi quasi constitutionnelle. À l’heure actuelle, je dirais qu’elle est quand même capable de rayonner grâce à sa jurisprudence qui découle de son application.
L.G. : La Charte québécoise s’est grandement inspirée du droit international. Pensez-vous qu’elle est (toujours) en phase avec celui-ci ?
L’hon. A.-M. J. : Que ce soit des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, des différents Comités de l’Organisation des Nations Unies (ci-après : « ONU ») ou des différentes décisions américaines, le TDPQ s’est toujours inspiré du droit international et du droit comparé. Je vous donne un exemple. Au TDPQ, une question d’accommodement relativement aux conditions de détention d’une personne souffrant d’obésité morbide s’est récemment posée (20). Or, il n’y avait pas de normes spécifiques au Canada. Il faut penser ici au mobilier ou encore à l’aménagement de l’espace pour cette personne. En examinant la jurisprudence et les lois américaines, on comprend qu’ils ont eu à statuer sur ce type de dossiers. Cela devenait une source fort pertinente pour le TDPQ. Le TDPQ n’hésite donc pas à examiner ce qui se fait ailleurs pour motiver ses jugements : la jurisprudence internationale, les pactes internationaux et les instruments internationaux sont toujours très pertinents et le droit comparé peut lui aussi s’avérer utile. Ainsi, le TDPQ s’inspire et cite fréquemment des normes internationales. Par ailleurs, le personnel juridique du Tribunal achemine régulièrement aux membres du TDPQ des lectures suggérées de textes internationaux et ceux-ci sont discutés par les membres. On prend également connaissance des différents rapports de l’ONU. Ainsi, le Comité des droits de l’Homme a récemment critiqué le Canada en matière de droit de la personne, notamment sur la question du traitement des peuples autochtones (21). Je vous donne un autre exemple : lorsque la Cour suprême des États-Unis a rendu son jugement en ce qui a trait à la question du mariage des personnes de même sexe, nous avons discuté de cette décision lors d’une réunion des membres (22). De cette façon, le TDPQ s’intéresse, suit et s’inspire du droit international et du droit comparé pour alimenter ses réflexions.
L.G. : Jusqu’à quel point le TDPQ peut-il s’arrimer au droit international, sans sacrifier les particularités de l’approche québécoise des droits de la personne ?
L’hon. A.-M. J. : Les décisions des tribunaux internationaux ont une force persuasive en droit canadien, mais il faut dire que le TDPQ applique avant tout la Charte québécoise. Une chose est certaine : il est clair que le TDPQ va continuer à s’en inspirer, tout comme du droit comparé. Par exemple, il y a eu une augmentation du nombre de recours alléguant profilage racial. Ce phénomène est également observé en Europe et le TDPQ sera attentif à la façon dont les tribunaux européens vont aborder cette problématique.
L.G. : En terminant, auriez-vous autre chose à dire à nos lectrices et à nos lecteurs ?
L’hon. A.-M. J. : Oui, j’aimerais attirer l’attention de vos lectrices et de vos lecteurs sur le fait que le 10 décembre 2015, le TDPQ célèbrera ses 25 ans, soit à la même date que l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948 (23). En 2015, plusieurs événements ont lieu pour souligner ces événements, en plus des célébrations entourant les 40 ans de la Charte québécoise : entrevues accordées aux facultés de droit, résolutions et communiqués de l’Assemblée nationale du Québec (en juin dernier), organisation d’un atelier au Congrès du Barreau en juin dernier (24), colloque Le Tribunal des droits de la personne : 25 ans d’expérience en matière d’égalité tenu le 23 octobre 2015 à Montréal et, à venir, le 10 décembre 2015, un forum dans le cadre de la Journée internationale des droits de la personne, où 40 lauréats sélectionnés pour leur engagement en matière de défense des droits et libertés au Québec seront honorés (25).
Notes :
- Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c C-12 [Charte québécoise].
- Plusieurs de ces questions ont été formulées à la lecture d’un bilan fort utile : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Après 25 ans : La Charte québécoise des droits et libertés, vol 1 (Bilan et recommandations), Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2003 (directeur : Pierre Bosset) [Bosset, « Bilan »]. Certaines questions trouvent également leur source d’inspiration à la lumière de deux événements : Jacques Frémont, président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, allocution, Conférence René Cassin, présentée à la Faculté de droit de McGill, le 30 septembre 2015 [non publiée] ; résumés des différents intervenants dans le cadre du colloque Le Tribunal des droits de la personne : 25 ans d’expérience en matière d’égalité, présentée par le Barreau du Québec à Montréal, le 23 octobre 2015.
- Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte canadienne].
- Note de G.: Voir Stéphane Bernatchez, « Un tribunal spécialisé pour résister à l’approche civiliste en matière des droits de la personne », (2012) 42 RDUS 203.
- Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Mike Ward, dossier no 500-53-000416-147.
- Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville de), 2015 CSC 16 (disponible sur CanLII) [Saguenay].
- Note de G. : Voir notamment : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Communiqué, « Profilage politique : La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse soumet une première cause au Tribunal des droits de la personne » (3 juillet 2015), en ligne : <http://www.cdpdj.qc.ca/fr/medias/Pages/Communique.aspx?showItem=677>; Marco Fortier et Sarah R. Champagne, « Arrêtés pour un carré rouge », Le Devoir (4 juillet 2015), en ligne : <http://www.ledevoir.com/societe/justice/444238/profilage-politique-contre-les-carres-rouges>.
- Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (36 victimes) c Ville de Québec (SPVQ), dossier no 200-53-000064-159.
- Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Bombardier Inc (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (disponible sur CanLII).
- Note de G.: Voir Pierre Bosset, « Les droits économiques et sociaux, parents pauvres de la Charte québécoise ? », (1996) 74 R du B can 583 ; Pierre Bosset, « Les droits économiques et sociaux, les parents pauvres de la Charte ? » (étude no 5) dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Après 25 ans : La Charte québécoise des droits et libertés, vol 2 (Études), Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2003 ; Pierre Bosset et Lucie Lamarche, dir, Droit de cité pour les droits économiques, sociaux et culturels – La Charte québécoise des droits et libertés en chantier, Cowansville, Yvon Blais, 2011.
- Note de G. : Voir notamment Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Commission scolaire des Phares, (2004) 51 CHRR 380 (disponible sur CanLII) ; Commission scolaire des Phares c Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2006 QCCA 82 (disponible sur CanLII) ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Commission scolaire des Phares, 2009 QCTDP 19 (disponible sur CanLII) ; Commission scolaire des Phares c Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2012 QCCA 988 (disponible sur CanLII).
- « La Charte québécoise est un instrument d’action individuelle et collective », (1992) 15 Forum Droits et Libertés 1 à la p 4.
- PL 59, Loi édictant la Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence et apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes, 1ère sess, 41e lég, Québec, 2015 (présenté le 10 juin 2015).
- Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, 30e lég, 2e sess, no 79 (12 novembre 1974) à la p 2744.
- Renommée la Ligue des droits et libertés en 1978.
- Communiqué de la Ligue (1974) cité dans Lucie Laurin, Des luttes et des droits : Antécédents et histoire de la Ligue des droits de l’Homme de 1936 à 1975, Montréal, Méridien, 1985 aux pp 19-35.
- Pierre Lepage, « Un regard au-delà des Chartes : le racisme et la discrimination envers les peuples autochtones », (1995) 25 : 3 Recherches amérindiennes au Québec 29.
- Bosset, « Bilan », supra note 2 à la p 62.
- Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Immeubles Chantal et Martin inc (Manoir de La Baie inc), 2013 QCTDP 23 (disponible sur CanLII).
- Note de G.: Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Québec (Procureur général) (Ministère de la Sécurité publique), 2015 QCTDP 10 (disponible sur CanLII).
- Note de G.: voir Human Rights Committee, Concluding observations on the sixth periodic report of Canada, Doc off Comité des droits de l’homme, 114e sess, Doc CCPR/C/CAN/CO/6 (2015).
- Note de G.: Obergefell v Hodges, 135 S Ct 2071 (2015).
- Déclaration universelle des droits de l’Homme, Rés AG 217 (III), Doc off AG NU, 3e sess, suppl n0 13, Doc NU A/810 (10 décembre 1948).
- Un texte a d’ailleurs été produit à cette occasion : Luc Huppé et Frédérick J. Doucet, « L’imagination au service de l’égalité : regard sur les pouvoirs de réparation du Tribunal des droits de la personne », (2015) Congrès annuel du Barreau du Québec, en ligne : <http://edoctrine.caij.qc.ca/congres-du-barreau/2015/1758636573/>.
- Note de G.: Voir 40e anniversaire de la Charte québécoise, en ligne : <http://40ansdelacharte.org/40_ans_de_la_Charte-fr-2>.