Droits humains au Mexique (19 novembre 2014)

Droits humains au Mexique (19 novembre 2014)
Droits humains au Mexique (19 novembre 2014)

Source : Libération
Auteure : Emmanuelle Steels, envoyée spéciale à Iguala, Cocula et Ayotzinapa (Etat du Guerrero)
Le 19 novembre 2014

La disparition des 43 étudiants mexicains, fin septembre, a mis au jour les pratiques d’un narco-maire qui n’en était pas à ses premières victimes.

Sur une dizaine de mètres, la terre est noire : un rectangle calciné au bas d’une montagne d’ordures qui menace de s’écrouler. En arc de cercle face au talus de déchets, la cavité rocheuse dévale à pic dans une avalanche de denses broussailles. La décharge de Cocula est difficile d’accès. Trois pick-up militaires bloquent le passage et des experts en combinaisons blanches relèvent des indices. Ici, dans la nuit du 26 au 27 septembre, les corps de 43 étudiants séquestrés dans la ville voisine d’Iguala auraient été brûlés et réduits en cendres. Auparavant, certains d’entre eux, une quinzaine, seraient morts asphyxiés dans les camions qui les transportaient ; les autres exécutés sur place, dans des conditions encore inconnues. Les os, broyés à coups de talons sur le bûcher refroidissant, auraient ensuite été versés dans d’épais sacs-poubelle, tirés à travers les ordures, puis jetés dans la rivière boueuse à proximité.

C’est la version officielle, la reconstruction d’une nuit d’horreur dans l’Etat du Guerrero, dans le sud du Mexique, le résultat de la rencontre létale entre un groupe d’étudiants rebelles et le bras armé du maire, le cartel des Guerreros Unidos («guerriers unis») et ses associés de la police municipale. Ce récit, basé sur les témoignages de trois suspects qui auraient participé au massacre, a été livré sous forme d’hypothèse par le ministre de la Justice, Jesús Murillo Karam, le 7 novembre. «Nous ne le croyons pas, souffle le père d’un disparu, Bernardo Ocampo, un paysan arborant un grand chapeau de paille. Ce sont de faux témoignages. Ces suspects ont été arrêtés dès le début. Le gouvernement veut nous faire croire n’importe quoi pour en finir avec nos protestations.»

«Prêts à tout». A Ayotzinapa, la suspicion, comme l’insurrection, est une tradition. Dans ce hameau, la légendaire Ecole normale rurale prépare les fils de paysans à devenir des enseignants critiques. C’est une académie de résistance. Un endroit où les mots «justice» et «Etat oppresseur» ornaient déjà les peintures murales de la cour bien avant que le maire de la ville d’Iguala, José Luis Abarca, n’ait donné l’ordre d’attaquer les étudiants le 26 septembre. Sur les plaques commémoratives, les noms des martyrs ne sont pas ceux des 43 disparus, mais ceux des enseignants insurgés ou guérilleros exterminés par l’armée dans les années 60-70. Durant cette «guerre sale», les corps des insoumis disparaissaient déjà dans les recoins escarpés de cette région montagneuse.
Dans l’attente de l’identification des restes, les 43 étudiants d’Ayotzinapa sont aujourd’hui toujours considérés comme disparus. «Ils disent qu’ils les cherchent, mais comment savoir s’ils le font vraiment ?» se demande, éperdu, Mario González, un père de disparu, à l’issue d’une réunion avec des représentants du gouvernement. Les parents ont élu domicile à l’école, au milieu des banderoles frappées des portraits de leurs enfants. Sur l’esplanade qui sert d’agora, un étudiant s’égosille dans une diatribe aux accents lyriques : «Nous ne méritons pas cela, nous ne méritons pas de mourir. Mais si la mort nous surprend en pleine lutte, qu’elle soit la bienvenue. Nous n’avons pas peur, nous sommes prêts à tout pour retrouver nos 43 camarades !»
De longue date, les étudiants d’Ayotzinapa cultivent une attitude de défi par rapport aux autorités et à la société. Les jeunes sillonnent la région, bloquent les péages et les routes, et font la quête pour financer leurs activités militantes. «Ils coupent le trafic et ils vident nos réservoirs d’essence, ils font du grabuge… mais j’espère qu’on va les retrouver», glisse un chauffeur de taxi d’Iguala.

Embuscade. Le soir du 26 septembre, un groupe de 120 étudiants était parti dans cette ville, à 125 kilomètres au nord d’Ayotzinapa, pour réquisitionner plusieurs autobus d’une même compagnie. Ils comptaient, comme chaque année, se rendre à Mexico pour assister à la manifestation du 2 octobre qui commémore le massacre des étudiants sur la place de Tlatelolco en 1968. Le maire, José Luis Abarca, qui célébrait une réception censée propulser la carrière politique de sa femme, María de los Angeles Pineda, sœur de narcotrafiquants notoires, leur lance sa police aux trousses comme on lâcherait des chiens dressés pour tuer. Les municipaux tirent sans sommation, lors de deux attaques distinctes. Le cadavre d’un étudiant sera retrouvé, la peau du visage arrachée.

La deuxième agression, œuvre de policiers et de civils armés, se produit alors qu’un autre groupe d’étudiants est venu en catastrophe d’Ayotzinapa porter secours à leurs camarades pris sous les balles. A ce moment-là, la presse, l’armée et les autorités de l’Etat du Guerrero étaient déjà informées de l’embuscade. Des étudiants sont abattus lorsqu’ils se montrent à découvert, les mains en l’air. Ceux qui s’enfuient dans les rues de la ville sont pourchassés un peu plus tard par des militaires. «Ils nous agressent, ils nous disent que nous l’avons bien cherché, avec les désordres que nous causons, témoigne Omar García, porte-parole des étudiants et rescapé de la tuerie. Ils insinuent qu’on risque de disparaître. Et ils menacent de nous livrer aux municipaux.» Les militaires laissent les blessés ensanglantés sur la chaussée. Six personnes (trois étudiants et trois autres civils) sont mortes. Et 43 jeunes se sont volatilisés.

A Iguala, José Luis Abarca et sa police avaient droit de vie ou de mort, et quiconque ignorait leurs avertissements le payait de sa vie. En mai 2013, selon un témoin oculaire, le maire aurait exécuté d’un tir en pleine figure son opposant politique Arturo Cardona. «C’est à partir de ce moment-là que la peur s’est installée à Iguala et que tout le monde a su qu’il fallait se taire. Et plus personne n’a osé manifester», se souvient Citlali Miranda, une psychologue et activiste sociale. «Tu te ranges ou tu meurs» : c’est la menace que lançait habituellement Abarca à tous ceux qui s’avisaient de contester son autorité.

Les vieilles fosses clandestines (38 corps ont été recensés jusqu’à présent) qui pullulent aux abords d’Iguala ne sont pas, aux dires des habitants, étrangères aux pratiques criminelles du narco-maire. Elles n’ont été mises au jour qu’au moment des opérations de recherche des étudiants. Leur occultation prolongée est la preuve la plus évidente de l’absence d’enquête sur les dizaines de disparitions dénoncées à Iguala depuis plusieurs années. Les collines de la ville ont enfin parlé. «Le maire et son épouse se sentaient tout-puissants. D’ailleurs, après la fusillade et la disparition des étudiants, ils ont mis trois jours à prendre la fuite. Tout le monde en ville savait que la police et le cartel ne formaient qu’un, mais personne ne disait rien», constate Citlali Miranda. Il aura fallu la disparition de 43 étudiants pour que la liste de toutes les autres victimes affleure. «Quelle horreur d’en être arrivés là, alors que cela aurait pu être évité à partir de la mort d’Arturo, déplore Sofía Mendoza, la veuve de Cardona. C’est comme si l’histoire se répétait.»

Diversion. Le gouvernement a désigné Jesús Murillo Karam – le ministre de la Justice qui a étouffé l’enquête sur la mort d’Arturo Cardona menée par le parquet fédéral – comme interlocuteur des parents des étudiants. L’homme par qui le drame aurait pu être évité est donc celui qui fournit aujourd’hui des explications aux familles, des discours que ceux-ci jugent, la plupart du temps, «intolérables». «On nous torture», avait déclaré le porte-parole des parents le jour où Murillo Karam leur avait exposé l’hypothèse du grand bûcher, basée sur les témoignages de trois des 75 suspects arrêtés dans le cadre de l’affaire.

«Il pleuvait des cordes, cette nuit-là», signale un photographe de presse présent sur les lieux après la fusillade. Les fortes précipitations qui ont duré toute la nuit rendent caduque la thèse de l’incinération à ciel ouvert dans la décharge de Cocula. Un autre photographe qui s’est rendu sur les lieux au lendemain des révélations du ministre affirme qu’il n’y avait qu’une petite tache noire : «Maintenant, la zone brûlée semble plus étendue.» Le sol reste plat et il ne s’est pas creusé sous l’emprise des flammes, alors que le feu aurait brûlé plus de quinze heures. Un homme qui habite sur la route menant à la décharge affirme : «C’est seulement maintenant qu’on observe des allées venues, comme ces camions militaires.»

Lors de toutes les manifestations, les étudiants accusent le gouvernement de faire diversion. «Dans sa tentative pour se laver les mains, il rejette la faute sur le crime organisé. Mais n’oublions pas que ce sont des policiers et des militaires qui nous ont agressés», rappelle Omar García. «Notre histoire a ouvert les yeux des gens. Espérons qu’ils ne les referment pas», avertit le leader étudiant. La charge symbolique de l’affaire est puissante : des étudiants aux idéaux sociaux émancipateurs, aux méthodes de contestation décriées par la population, sont annihilés par la narcopolitique instituée, légitimée par des scrutins au cours desquels la même population octroie aux criminels le statut d’élus.